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Il existe nécessairement un seuil de la conscience au-delà duquel on acquiert des attributs divins.
Un membre de l’équipage ombilical de la nef Terra
Les Historiques.
Les yeux de Mose étaient si agrandis qu’il paraissait à Twisp encore plus menu que le jour où un groupe de réfugiés le lui avait amené à moitié mort de faim, quinze ans auparavant. Les souvenirs… ils le séparaient du varech de la même façon qu’ils en rapprochaient Kaleb. Twisp était témoin de ce combat depuis près d’un quart de siècle. Le varech devait être une drogue pour Kaleb.
Peut-être pas le varech, mais plutôt le passé lui-même.
Twisp savait également que le varech l’attirait toujours vers un point précis du passé, vers une année particulière et une femme en particulier. Twisp avait vu en elle la plus belle femme de Pandore. Plus tard, lorsque Flatterie et les autres avaient été extraits des caissons hyber, les Pandoriens avaient posé les yeux sur des humains non mutants pour la première fois depuis deux cents ans.
Ils étaient tous si susceptibles à propos de leur condition de clone, pensa Twisp, alors que la différence ne se voyait même pas.
Il n’avait pas oublié la cérémonie grotesque, présidée par Raja Lon Flatterie, au cours de laquelle les rescapés des caissons hyber avaient supprimé à jamais de leurs noms la particule infamante. Cela s’était fait avec une solennité ridicule qui n’avait nullement donné aux amis de Flatterie les qualités que Pandore réclamait : réflexes améliorés, intelligence plus vive et sens du travail en équipe.
— Ce qu’ils ne t’ont pas appris à l’école, dit-il à Mose, c’est que Flatterie n’a jamais pu soumettre Kareen Ale. Elle a été assassinée, comme les parents de Kaleb, par l’escadron de la mort de Flatterie. Elle a été leur première victime. Certains croient que c’est Nervi lui-même qui s’en est occupé. Shadow Panille était à la tête du Contrôle des Courants à cette époque. Il aimait Kareen Aie. Les conjurés l’ont eu également. C’était mon ami.
La voix de Twisp n’était plus qu’un souffle à peine audible.
— J’ai fini par cesser d’explorer les couloirs mentaux du varech, reprit-il. Je préfère mes souvenirs tels qu’ils se présentent naturellement. Le varech les garde trop vrais. Les souvenirs ne sont pas pour moi la drogue qu’ils représentent pour certains. Je préfère m’adresser au varech pour les choses du présent et non pour celles du passé.
— Cela me rosirait considérablement les fanons, l’Ancien, si je pouvais m’adresser au varech. Déjà, la poudre bleue me fait descendre dans mon cœur et y rester parfois. Je me demande quel effet me ferait le varech.
— Avec la poudre, lui dit Twisp, tu fais face à ta propre conscience. Tandis qu’avec le varech, tu fais face à notre conscience collective. Il y a de quoi te rosir les fanons, en effet. Cela demande une sincérité et une attention singulières. On ne se perd que trop aisément dans le labyrinthe cruel de l’existence de quelqu’un d’autre. Kaleb a appris à filtrer le varech comme nous apprenons à filtrer nos sens.
— Qu’allons-nous trouver là-dedans, l’Ancien ?
Twisp secoua la tête.
Les lumières rouges, bleues et vertes s’intensifièrent et leur clignotement s’accéléra jusqu’à ce que la caverne soit brillamment illuminée. Les ouvriers qui travaillaient un peu plus loin à la foreuse abandonnèrent leur machine pour s’approcher du bord du bassin à côté des autres témoins médusés.
— J’en avais entendu parler, dit quelqu’un, mais c’est la première fois que je le vois de mes propres yeux.
— Même sa mère, la fameuse Scudi Wang, n’a jamais réussi à faire ça, dit quelqu’un d’autre.
Twisp avait du mal à empêcher de jaillir le torrent de mots que la mémoire faisait affluer sur le bout de sa langue. Les souvenirs… ils tenaient Twisp à l’écart du varech exactement de la même manière qu’ils attiraient Kaleb à lui. Le varech était un radeau de survie pour Kaleb et une ancre pour Twisp.
Un étrange brouillard était en train de se former au-dessus du bassin. Chaque molécule d’air de la caverne se chargeait d’un bourdonnement visible et tout ce qui était au-dessus de la surface de l’eau brillait d’une froide phosphorescence bleutée. Des images à demi formées – les fragments du passé de quelqu’un – apparaissaient et disparaissaient par intermittence au milieu du brouillard. Twisp vit des flammes et un bébé en train de téter, une note adressée au capitaine Youri Brood, la courbe brune et sensuelle d’un sein mouillé à la lueur d’une chandelle. C’était une chute vertigineuse dans un tunnel feutré où l’on n’entendait que le chlap et le chlurp du ressac accentuant la descente.
Twisp avait l’impression de revivre quelque chose qu’il connaissait bien sans avoir la moindre idée de ce que c’était. Il entendit une voix qui sortait de la brume, une voix de femme qui disait :
— Il contactera l’un des Oracles de la région du nord. Nous avons des nouvelles de Crista Galli et des autres. Kaleb va communiquer avec mon fils par mon intermédiaire. Il le mettra à son tour en contact avec Raja Flatterie, qu’il pourra explorer de l’intérieur. Sans ses secrets, Flatterie ne peut pas gouverner. Et avec le varech, il ne peut pas y avoir de secrets. Kaleb suivra le chemin A.D.N. qui mène à la porte de Flatterie. Avata retransmettra tout ce qu’il verra à travers Pandore.
La caverne tout entière était devenue le foyer d’une gigantesque projection holo. Bientôt, les bruits de fond et le brouhaha qui accompagnaient les images s’amplifièrent. La brume était devenue une boule tournoyante de couleurs et de sons. Ses mouvements étaient confus et saccadés.
— Il faudra que Kaleb apprenne à concentrer son attention, déclara Twisp. Il est trop facile de se perdre quand on suit le labyrinthe de l’existence de quelqu’un d’autre. Il devra apprendre à filtrer Avata comme nous filtrons nos sens. Ensuite, nous pourrons établir un plan.